ET LES ARBRES DEMAIN?

L'ARTISTE

Anne-Lise Saillen, plasticienne

L’arbre a toujours été présent dans le travail de l’artiste, même dans ses périodes les plus abstraites. Entre ciel et terre, à la fois enraciné dans le sol et tendu vers la lumière, il symbolise à ses yeux les aspirations les plus profondes de l’être humain. En 2016, un catalogue intitulé « Puis vient l’été » a rendu compte de la présence de l’arbre dans sa création depuis 1983 et de son travail spécifiquement consacré à l’arbre depuis 2010.

A l’occasion de l’exposition à l’Espace Arlaud, elle a réalisé un « livre d’artiste » sous la forme d’un coffret qui met en lumière son travail autour « Des arbres et des poètes ». Découvrez-le

Les mots dans les œuvres de l'artiste par Avî Cagin

Il y a entre les hommes et la nature un rapport éternellement complexe. À mesure que nous la dépassons, nous semblons vouloir retourner vers la réalité primitive dont nous venons. Dans l’œuvre d’Anne-Lise Saillen, cette réalité se matérialise dans la figure de l’arbre. L’exposition « Et les arbres demain ? » est traversée par une poésie à sensibilité écologique. La présence du langage dans son œuvre, procédé profondément humain, puisque l’écriture symbolise la civilisation, contraste avec la figure de l’arbre qui est ancrée dans une matérialité.

Imasango a dit : « Il nous revient de libérer l’étincelle de ce monde ». Cette formule de la poétesse néo-calédonienne traverse l’exposition. Elle lui donne son inspiration profonde : rendre compte de l’enchantement de la Terre. L’homme, l’artiste, grâce à l’esprit créateur dont il dispose, a le pouvoir de faire scintiller la beauté de la nature. Il en fait quelque chose de saillant, d’extraordinaire.

L’écriture de l’artiste se cache dans les œuvres, de manière parfois discrète. Mais sa présence fait hommage aux symboles sous-jacents de la nature. Ainsi lisons-nous sur le tronc des arbres « Cœurs à cœurs » (2020) : « Le monde danse une ronde qui provoque l’ivresse / Mais l’arbre centenaire patiente sous le soleil », vers de la poétesse laotienne Alaina Souvannavong. Ces mots se répètent dans les petits formats « Des arbres et des poètes » (2019-2020), collection d’œuvres qui célèbrent la poéticité et la flore internationales. Anne-Lise Saillen nous informe par sa propre prose, de sa volonté de faire parler des voix venues de loin : « Tombent les fleurs, coule l’eau, mystérieuse voie…/L’autre monde est là, non celui des humains » (Li Po) ; « Tout l’univers est un chant, j’en fais partie » (Mahagama Sekara).

Nous entrons aussi avec l’artiste dans un univers peuplé d’animaux et de végétaux. Les œuvres nous invitent à nous interroger sur notre rapport au Cosmos, notre place au sein de l’écosystème. Il y a une insistance sur les mécanismes inhérents de la nature, en marge desquels nous nous déployons. Les arbres sont l’avatar de la poésie de ce monde.

Avî Cagin

Le travail de l'artiste vu par Nadia Vuilleumier, historienne de l'art

L’art joue sans s’en douter avec les réalités dernières et néanmoins les atteint effectivement. De même qu’un enfant dans son jeu nous imite, de même nous imitons dans le jeu de l’art les forces qui ont créé et créent le monde.
Paul Klee, Théorie de l’art moderne

« Je suis peintre. Je sens la pulsation de la terre, le souffle, l’énergie qui la parcourt. Peindre, c’est transmettre un peu de cette énergie, de cette pulsation » (1). Avec un langage qui tend vers la simplicité et la liberté, Anne-Lise Saillen explore les forces primitives du monde et de la vie : elle recherche les origines de l’acte créateur.

 

La plasticienne compose ses œuvres à l’aide d’éléments de base : elle combine couleurs simples et organiques – nuances de gris, bleu pur, rouge tellurique, vert profond qui évoquent les éléments – et formes géométriques comme le cercle – l’infini, le dôme du ciel – et le carré – le monde fini, ses quatre points cardinaux, ses quatre saisons. Elle travaille autour du Nombre d’Or ou de la suite de Fibonacci (Mezza Voce), du temps géologique (série Magmatiques), de la géographie (série Les 39 vues de la planète bleue) et du cosmos. Dans la quasi-totalité de son œuvre, ces éléments gravitent autour de la silhouette de l’arbre.

Arbre de Vie, arbre de la Connaissance, arbre sacré, axe du monde, arbre-mémoire… L’arbre est un sujet ancré dans la psyché commune, d’une profondeur symbolique unique. La plasticienne l’a exploré, depuis une trentaine d’années, sur le plan artistique mais aussi intellectuel et scientifique.
Elle le traite sous sa forme la plus élémentaire, archétypale. Elle le dépeint généralement dénudé, sans feuilles et sans racines, réduit à un pur mouvement d’ascension et de ramification généreuse, forme simple et complexe à la fois. Elle le décline dans tous les matériaux, toutes les couleurs et dans les trois dimensions ; elle explore ses différentes potentialités expressives selon qu’il apparait dans sa puissance (Stèles) ou sa fragilité (Doucement le cœur bat). Une seule couleur travaillée dans ses nuances sur la surface de la toile crée une profondeur, un espace suggéré ouvert à l’interprétation. La carte topographique est souvent articulée à la figure de l’arbre : l’artiste voit des formes d’arbres dans les lignes et les fleuves, ou, à l’inverse, elle dessine un estuaire dans la ramure du Delta des émeraudes. Tantôt l’arbre protège le monde (Les gardiens de la planète), tantôt il le contient tout entier (Arbres monde).
Ses sculptures en particulier, bien qu’éloignées de tout naturalisme, confèrent une identité singulière à chaque arbre : de chacun, dans sa solitude sur socle, émane une histoire, une humeur, un caractère, une personnalité. Don’t worry, you are unique, dépouillé, rapiécé mais solidement enraciné, évoque les accidents qui forgent l’individu. Comme les arbres isolés et expressifs de Caspar David Friedrich, ils expriment « la solitude existentielle propre à notre humanité que je vois dans ces hêtres mais aussi les liens à la fois ténus et puissants que cette même condition nous fait partager » (2). Ancré dans la matérialité terrestre de laquelle il tire ses ressources, l’arbre tend cependant vers le ciel. Anne-Lise Saillen en fait ainsi une image idéale de la force vitale même, Source vive. « C’est un miroir pour l’Homme, un symbole ; symbole de la vie en constant changement, de l’Homme appelé à croître, à se développer, à se dépouiller, à revivre » (3). Ainsi l’humain, qui semble absent de l’œuvre d’Anne-Lise Saillen, y est en réalité omniprésent sous la forme anthropomorphe de l’arbre solitaire ; son œuvre entière traite de la condition humaine.
L’Homme est aussi tacitement présent dans chaque carte topographique, mais il l’est encore au travers du Verbe, comme dans le cas du Sage et ses mots-feuilles. Dans la série Des arbres et des poètes, des timbres du monde entier ont mené l’artiste à faire une recherche sur les écrivains indigènes et leur relation aux arbres et paysages de leurs pays, mettant en avant leur richesse et leur diversité. La plasticienne questionne constamment la relation entre l’être humain, sa culture et la nature ; elle interroge le spectateur de l’œuvre sur sa place dans ce monde et sur cette planète.

 

L’arbre est apparu ponctuellement dans l’art d’Anne-Lise Saillen pendant trente ans. Elle l’étudie sans relâche depuis 2010 et il lui offre l’occasion d’interroger les modalités mêmes de l’acte de créer. L’arbre et sa silhouette anthropomorphe, nœud entre ciel et terre, être vivant encore si mystérieux, est en effet au cœur de la création de la nature. Il pourrait ainsi être l’une des clefs du mystère de la création artistique : « L’artiste s’est toujours interrogée sur les « mystères » du processus créateur : comment le nourrir, comment le libérer des injonctions restrictives de l’intellect tout en acceptant celles qui sont nécessaires, le rôle de « l’accident » dans ce processus… La nature, son observation et son ingéniosité créative ont été et sont ses maîtres en la matière » (4).
La nature est certainement, pour l’artiste, la première force de création, mais Anne-Lise Saillen ne s’y trompe pas : si son étude peut être la clef pour appréhender sa propre pratique, son art n’est toutefois pas naturaliste, il n’est pas imitation, il n’est pas mimesis. Son langage lui appartient et son véritable sujet, au final, n’est peut-être pas l’arbre.
La plasticienne, en effet, ne croque pas l’arbre sur le vif et ses peintures ne brossent pas les détails réalistes qui feraient le « portrait » d’un arbre particulier : elle ne se soumet jamais au réel. L’art contemporain a abondamment interrogé la notion d’objectivité et a démontré que toute représentation, même une photographie, est construction culturelle. Anne-Lise Saillen en est consciente et étudie le sujet pour le simplifier et trouver le type, l’idée de l’arbre qu’elle veut représenter. Elle en cherche l’essence – on pense immédiatement au processus de schématisation, puis d’abstraction des arbres de Piet Mondrian. Anne-Lise Saillen a traversé une longue période abstraite dès le milieu des années 80 avec un séjour à New-York dans l’atelier de l’expressionniste abstrait Richard Pousette Dart ; pourtant, « j’ai trouvé des traces d’arbres dessinés ou peints tout au long de mon parcours, même dans les périodes où l’abstraction la plus radicale était au centre de mes recherches esthétiques » (5).
On sent, dans son œuvre, ce travail lié à l’expressionnisme abstrait : elle en garde, entre autres, le goût de donner forme à une émotion, l’acceptation de l’accident et du hasard, l’amour du geste pur et le dessin intuitif sans esquisse préalable (« Je ne décide pas d’une forme : elle émerge du chaos, elle s’impose à moi » (6)). L’esthétique spirituelle des œuvres de Richard Pousette Dart, l’espace saturé de ses toiles, rappelle l’art des aborigènes. Celui-ci fascine également Anne-Lise Saillen et elle voyagera en Australie pour se plonger dans cet univers graphique. L’abstraction a ainsi laissé place à une esthétique plus figurative qui explore les origines de la création du côté des arts dits premiers, mais aussi des dessins d’enfants.
Son œuvre rappelle certaines illustrations d’albums : découpages, collages, crayons de couleurs, formes en deux dimensions… Elle se laisse porter par les matériaux et les formes : « la seule chose que je dois faire […] c’est revenir à la source, à la capacité de l’enfant d’être totalement présent à l’émerveillement que suscite en lui ce qu’il est en train de découvrir » (7). Elle s’inscrit ainsi dans une longue tradition d‘artistes qui ont cherché à remonter le temps pour mieux comprendre l’acte de création : Kandinsky, Picasso, Paul Klee et de nombreux autres ont été fascinés et inspirés par l’art ingénu des enfants et leur originalité sans filtre intellectuel ou culturel.
Anne-Lise Saillen cherche en effet avant tout à retrouver la capacité de l’enfant à vivre pleinement ici et maintenant, son regard émerveillé et son imagination fertile. Pour créer la série Les 39 vues de la planète bleue, elle se penche sur les cartes de géographie comme une enfant rêvant sur un atlas, y cherche des motifs, les découpe et les assemble pour recréer un paysage rêvé. « Quand j’avais leur âge [celui des enfants], je dessinais comme Raphaël, mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux » (8), disait Picasso dans cette citation si célèbre. L’innocence, « silence de la pensée » (9), ne peut être paradoxalement atteinte que par un travail de désapprentissage. Elle est clef de la liberté, but ultime du créateur. Cette liberté est celle des enfants et des sociétés traditionnelles, par opposition à l’illusionnisme académique occidental ; le point commun entre ces arts dits premiers est une extrême simplicité qui n’est pas pauvreté mais expression de la vérité nue, de l’essence des choses.

 

Si la plasticienne semble dépeindre un Eden originel, intact, c’est pour mieux en souligner la fragilité. Il n’est pas anodin qu’une grande partie de son œuvre soit en papier, même les sculptures. C’est un matériau issu de l’arbre qui apporte élégance et légèreté, mais qui suggère également une grande vulnérabilité. Alors que les Romantiques dépeignaient une nature brutale et indomptable, l’artiste contemporain ne peut que témoigner du changement dans la relation entre la nature et l’humain : de dangereuse pour lui, elle est devenue mise en danger par lui.
Anne-Lise Saillen s’associe avec des scientifiques comme Ernst Zürcher pour mettre en place des projets pluridisciplinaires. Elle revendique en effet la possibilité de créer, à notre époque, des œuvres engagées qui ne perdent pas leur valeur artistique intrinsèque ; des œuvres qui, si elles ont leur source « au plus profond [d’elle]-même et [dans] cet au-delà [d’elle]-même » (10), peuvent avoir un impact véritable sur le monde.

Nadia Vuilleumier, historienne de l’art
Été 2021

(1) Saillen Anne-Lise, Puis vient l’été, Mont-sur-Lausanne, 2016, p.26
(2) Idem p.43
(3) Idem p.9
(4) https://annelisesaillen.ch/parcours/
(5) Saillen, op.cit., p.9
(6) Idem p.22
(7) Idem. P.84
(8) Penrose, R. (1982). Picasso. Paris, France : Flammarion, p.361
(9) Saillen, op.cit., p.23
(10) Idem p.38